Séries télévisées et esthétique de l’ordinaire
Stanley Cavell se déclarait perplexe de la question qui lui était souvent posée : « Comment se fait-il qu’un professeur de philosophie en vienne à réfléchir sur le cinéma populaire hollywoodien ? » – alors que c’est prendre les choses à l’envers, et « qu’il aurait été plus naturel pendant la plus grande partie de ma vie de poser la question dans l’autre sens : comment se fait-il qu’une personne dont l’éducation a été autant façonnée par la fréquentation des cinémas que par la lecture de livres en arrive à exercer le métier de faire de la philosophie ? » C’est bien la question : comment, plus précisément, peut-on parvenir à trouver dans la philosophie une satisfaction de la forme de sensibilité qui a été formée, depuis l’enfance, par le fait d’aller au cinéma et de regarder des séries ? Comment se fait-il qu’on a trouvé en philosophie une forme de satisfaction, d’excitation, et d’éducation qui rejoint cet intérêt ? Cela fait comprendre qu’il faut aussi, pour trouver et faire la philosophie qui soit au goût du cinéphile et du sériephile, transformer la philosophie, en faire quelque chose de singulier – au sens strict : la philosophie devient, effectivement, du singulier, quelque chose qui a à voir avec l’éducation de soi qu’apporte le cinéma, et qui aura donc à voir avec un certain type d’autobiographie esthétique : la façon dont notre vie est aussi constituée de ces fragments de cinéma, de ces épisodes de séries, et dont nous l’orientons aussi par rapport à ces moments qui comptent. Parce que, comme le note Cavell, le cinéma représente ces moments importants de la vie, où elle change imperceptiblement – moments qui dans notre vie réelle sont fugaces et indéterminés – alors il faut toute une vie, ou des années, pour comprendre où ça a basculé, cette tension, cette temporalité. Telle est la révolution cavellienne que l’on va retrouver, décuplée, dans les séries télévisées.
Citer cet article : Laugier, S. (2022). Séries télévisées et esthétique de l’ordinaire. Revue internationale de philosophie, 301, 9-26. https://doi.org/10.3917/rip.301.0009